samedi, avril 08, 2006

MA PREMIERE MISE EN BOUTEILLE

L’autre odeur qui régnait dans la buanderie était celle du vin, des bouchons et de l’osier qui entourait les bonbonnes de verre que Tcha Tche rapportait régulièrement des caves Sénéclauze dont il était l’un des tailleurs de vigne.
Ce salaire en nature faisait l’objet d’un traitement méticuleux par notre grand-oncle qui nous associait volontiers à la cérémonie de la mise en bouteille.
Devant les bacs en ciment, vides ces jours là, ce vin rouge d’Algérie âpre et fort, tant décrié par les œnologues surtout lorsqu’il était utilisé à couper les vins français, faisait l’objet d’un traitement digne des plus grands crûs.
Assis sur un tabouret, Tcha Tche, les jambes écartées, tenait fermement entre ses pieds une bonbonne posée au sol et y plongeait un tuyau de caoutchouc rouge attaqué par le vin. Il aspirait fortement et goulûment à l’autre extrémité du tube, en s’écriant au bout de quelques secondes, alors que nous entendions très nettement le glouglou du liquide dans la minuscule canalisation :

- Joder ! no viene ! (Merde ! ça ne vient pas !)

L’odeur forte de l’alcool emplissait la pièce au fur et à mesure que du tuyau coulait, rapidement maintenant, le liquide rouge qui emplissait régulièrement une bouteille après l’autre en faisant quelquefois un passage rapide par la bouche de l’opérateur pour éviter disait-il toute perte inutile sur le sol cimenté de la buanderie.
Le regard lointain et perdu, Tcha Tche me fixait calmement en mesurant les cinquante six années qui nous séparaient. S’interrogeait il alors sur l’image que je garderais de ce grand oncle qu’il était, et sur l’attitude que j’adopterais lorsque moi même arrivé au seuil de la vie je serais soumis au regard d’un enfant ?

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